21
Comme l’on était un vendredi soir, Lukas Thibault emprunta une voiture militaire pour se rendre chez Ellen.
Ces temps derniers, il devenait plus aisé de disposer d’un moyen de transport et de trouver quelqu’un pour se couvrir, mais cela restait dangereux. Nico Bourgoint, tout juste guéri des plaies occasionnées par le bris de glace consécutif à l’explosion du dépôt de gasoil, venait de se voir consigné au bloc pour avoir couché avec une des femmes du relais. Peu sociable, il n’avait aucun ami disposé à le couvrir. Tout était affaire de protocole, en vérité. L’aspect routinier – véhicules, tableau de service – se faisait moins problématique désormais. Tous les officiers supérieurs semblaient distraits.
Thibault se rangea dans l’ombre du garage. Les voisins sauraient qu’il était là, bien sûr ; sa discrétion n’était qu’une marque de galanterie. Mais il doutait qu’Ellen parlât souvent avec ses voisins.
Quand il frappa, elle ouvrit la porte, et posa aussitôt des yeux avides sur le sachet contenant un quart de tord-boyaux dans un bocal en verre.
Du geste, elle l’invita à entrer et ils s’assirent à la table de la cuisine. Il s’était accoutumé au luxe sybaritique de cette maison non dénuée d’étrangeté mais mal tenue, avec son tapis en grande largeur (taché), ses machines aérodynamiques (poussiéreuses) et ses comptoirs luisants (écaillés). Toutefois, sitôt qu’il y pénétrait, un vertige le prenait. Quelle existence mystérieuse ces gens avaient menée !
Il avait connu Ellen au relais sur la nationale, peu après le début de l’occupation. Cet endroit avait acquis une certaine notoriété parmi les soldats souhaitant rencontrer une femme prête à abandonner sa vertu en échange de quelques bons d’alimentation. Le relais avait tout d’une maison de tolérance, sauf le nom.
En un sens, Thibault avait permis à Ellen d’échapper au lot commun. Elle servait là-bas quand il s’agissait encore d’un établissement respectable et la nouvelle clientèle, surtout des valets de ferme rustauds arrachés à leurs soues de province, l’attristait. Thibault, qui se targuait de son Manhattan natal, l’avait sauvée d’un soldat de première classe dont la méthode de séduction consistait à exhiber son œil de verre et à se prétendre « le seul canonnier borgne de l’Armée de Dieu », même si on le voyait plus souvent de corvée de latrines que dans l’artillerie. Par Samael, c’était une drôle d’armée qu’on avait envoyée ici – des bataillons de boiteux, d’estropiés et d’aveugles.
Il avait raccompagné Ellen en voiture (sa toute première escapade illicite dans Two Rivers) et la femme avait tenu à lui témoigner sa reconnaissance. Voulait-il passer la nuit ici ? Oui. Voulait-il revenir ? Oui. Voulait-il apporter à manger ? Bien sûr.
Ce soir, le garçon était absent, ce qui convenait très bien à Thibault. Ellen prépara un souper quelconque puis s’attaqua sans attendre au bocal de rinçonnette. Elle buvait de plus en plus, et de plus en plus vite, depuis le début de l’hiver. Quel dommage ! Il avait toujours trouvé les femmes soûles moins appétissantes. Il n’allait pas pour autant jouer les difficiles.
— Cliffy dort chez un copain à lui, dit-elle. On a toute la maison à nous.
Et elle inclina la tête avec ce qu’elle prenait sans doute pour de la coquetterie.
Thibault acquiesça sans un mot.
— Un drôle de pistolet, ce môme. Et de drôles d’idées. Dis-moi, Luke. (Elle lui caressa la joue.) Vous allez vraiment nous brûler tous ?
— Que veux-tu dire ?
— Vous creusez des tranchées autour de la ville. C’est lui qui le dit. Pour contenir le feu. L’empêcher de se propager.
Elle se leva et s’appuya contre le comptoir. Thibault ne se sentait pas encore soûl, mais juste à l’aise dans sa glaise, comme disaient les fermiers. Il suivit des yeux la courbe de la hanche d’Ellen. Il la trouvait jolie, cette femme trop âgée pour être belle.
Ce qu’elle disait éveillait en lui une angoisse vague, tout au plus.
— On entend des rumeurs, répliqua-t-il. De toutes sortes.
— Une bombe, il dit, Cliffy.
— Une bombe ?
— Une bombe atomique.
— Je ne comprends pas.
— Pour nous brûler tous.
Il ne connaissait pas le mot atomique, mais la nouvelle ne le surprenait guère – même s’il s’étonnait qu’Ellen fût dans la confidence. Two Rivers serait rasée, certes ; le coupe-feu s’expliquait sans peine. Peut-être avec une bombe « atomique ». Ce devait être ce que les proctors avaient édifié dans la forêt. Tout était possible, sans nul doute.
Elle voulait qu’il la rassurât.
— Je prendrai soin de toi, Ellen. N’aie aucun souci.
— Cliffy dit que tu ne pourras pas. (Elle but délibérément une longue rasade du whisky de contrebande.) Les soldats brûleront aussi, il a dit, Cliffy.
— Quoi ?
— Les proctors s’en fichent. Ils s’en tapent. Ils vont brûler tout le monde. Même toi, joli Luke. Même toi, mon charmant soldat.
Il s’éveilla, au matin, migraineux et nauséeux. Ellen, sans connaissance à ses côtés, lui fit l’effet d’un amas de chair rance et graisseuse dans la lumière du jour. Il jeta un œil sur le réveil posé sur la table de nuit, et gémit. Il était en retard ! Maroix ou Eberhard avait peut-être signé à sa place. Ou non. La pensée d’être déjà par trop débiteur le tracassait.
Il s’habilla sans réveiller Ellen et s’éloigna dans une aube grise et glaciale. Au cantonnement, il signa le retour de la voiture et courut vers ses quartiers. Il lui fallait sa note de service et une excuse plausible…
Il eut la note, mais deux agents de la police militaire et un gros proctor l’attendaient dans ses quartiers.
Le proctor s’appelait Delafleur.
Thibault le reconnut. On le voyait partout, depuis peu, à se pavaner dans son uniforme du Bureau et son pardessus noir. Le nouveau chef, disait-on. La voix de l’Officialité.
Il ôta précipitamment sa coiffe, et salua. Delafleur, une expression de mépris chagriné sur son visage mafflu, s’approcha.
— Les temps changent et vous n’avez pas su vous adapter, monsieur Thibault.
— Patron, je sais que je suis en retard…
— Vous avez passé la nuit chez… (Le proctor fit mine de consulter son carnet.) Oui. Chez Mme Ellen Stockton.
Il rougit. Lequel de ces éleveurs de cochons avait osé le trahir ? Il n’arrivait pas à croiser le regard de Delafleur, qui se tenait si près de lui qu’il sentait son souffle sur sa joue.
— Dites-moi donc de quoi vous parlez avec cette femme.
— De rien, je vous jure. (Conscient du ton suppliant qu’il adoptait, il tâcha de sourire.) Je ne la vois pas pour parler !
— Mauvaise réponse. Vous ne comprenez pas, monsieur Thibault. La ville est au bord de la panique. Nous tenons à éviter que des mensonges ne se propagent. Deux fantassins ont été attaqués dans leur voiture de patrouille cette nuit, pendant que vous couchiez avec cette femme – le saviez-vous ? Vous avez eu bien de la chance de ne pas être tué, vous aussi. (Le proctor secoua la tête, comme s’il se sentait insulté.) Pire, on colporte des rumeurs jusque dans la caserne. Cela pourrait avoir des conséquences tragiques. Il ne s’agit en rien ici d’un délit ordinaire.
Au bout du compte, il avoua ce qu’il avait appris sur la bombe – la bombe « atomique » – mais prit soin de défendre l’honneur d’Ellen : elle ne savait rien, tout venait du garçon, de Clifford, qui avait un comportement étrange et s’absentait souvent. Delafleur hochait la tête en prenant des notes.
Thibault n’avait jamais aimé ce gosse, d’ailleurs. Ce ne serait pas une grande perte.
Les proctors l’emmenèrent à la prison de fortune établie dans les caves de la mairie et l’enfermèrent dans une cellule.
Thibault, qui détestait les espaces clos, se mit à arpenter sa cage. Il se remémora soudain les propos d’Ellen.
« Ils vont brûler tout le monde. Même toi. »
Était-ce vrai ? Il n’avait jamais cru les murmures dans les chambrées et au mess. Restait le coupe-feu. Cela, on ne pouvait le nier. La tour dans la forêt. Cette incarcération.
Lukas Thibault sentait son crâne se fendre comme une coquille de noix. Il aurait voulu voir le ciel.
« Même toi, mon charmant soldat. »